L'Affaire Bellounis et la Première Guerre Civile Algérienne

(1957-1960)

L'un des épisodes les plus sombres et les moins racontés de la révolution algérienne

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III- Entretien avec Edgar Morin

Cette entretien a été réalisé par le Novel Observateur à l'occasion de la sortie du livre «L’Affaire Bellounis», publié en 1998 par un adjoint du chef de guerre messaliste et préfacé par Edgar Morin.

Entretien entre Edgar Morin et J.-P. MARI du Nouvel Obs.

Le Nouvel Observateur. – L’extraordinaire, avec « l’affaire Bellounis », est qu’elle ouvre le dossier méconnu d’une lutte acharnée au sein du nationalisme algérien…

Edgar Morin. – Oui. Et dès le début de la guerre d’Algérie. Il y a un conflit entre Messali Hadj, fondateur du nationalisme algérien, et son comité central, qui lui reproche son culte de la personnalité. Un groupe clandestin, le CRUA (Comité révolutionnaire d’Unité et d’Action), futur FLN, décide de réconcilier les uns et les autres… en lançant une insurrection armée, le 1er novembre 1954. Du coup, Messali décide que ses hommes vont prendre le maquis. Et quand le FLN veut absorber ses forces, il refuse. Rapidement, les combattants du FLN attaquent les maquis de Messali et les éliminent. Sauf un, le plus dur, celui que dirige Bellounis. Des officiers français nouent alors des contacts avec Bellounis pour l’utiliser contre ses frères ennemis du FLN. C’est l’année du massacre de Melouza, où des combattants de l’ALN-FLN vont tuer plus de 300 habitants d’un village favorable à Messali. Pris entre deux feux, Bellounis n’a plus le choix. Il est urgent pour lui de conclure un accord de fin des hostilités avec les Français. Il réussit à les bluffer sur l’importance de ses forces, pose ses conditions et réclame des armes et du matériel. Qu’il obtient. En contrepartie, les Français lui demandent de ne plus utiliser le drapeau algérien, de ne pas prélever d’impôt et de ne pas mobiliser. Ce qu’il ne respectera pas.

N. O. – Pour Bellounis, cet accord est une trêve armée, en attendant le jour où, une fois liquidé le FLN, il se retournera contre l’« armée colonisatrice » ?

E. Morin. – Exactement. D’ailleurs, il écrit à Messali pour lui demander sa caution : « Donnez-moi votre bénédiction… Nous allons libérer l’Algérie ! » Sauf que le vieux leader est persuadé – à tort – qu’il y a des accords secrets entre Bellounis et les Français. Il ne les obtient pas et refuse de reconnaître Bellounis.

N. O. – Se bat-il vraiment contre le FLN ?

E. Morin. – Pendant toute une année. Son maquis s’étend et ses troupes bien armées, atteignent 8000 hommes ! Au point que les Français finissent par s’en inquiéter.

N. O. – Après le 13 mai 1958, les Français lui demandent de se rallier. Il refuse. Le 23 juillet, les commandos du 11e Choc lui tendent un guet-apens…

E. Morin. – … et Bellounis est tué. Après sa mort, son état-major est très divisé. Les uns pensent qu’il faut rallier le FLN ; d’autres, qu’il faut continuer seuls le combat. Une partie du maquis se perd dans la nature…

N. O. – Comment avez-vous rencontré Chems Ed Din – c’est un pseudonyme –, l’auteur du texte que vous avez préfacé?

E. Morin. – Il faisait partie de l’état-major de Bellounis. A sa mort, il décide de se rendre en bus à Alger. Arrêté à un contrôle, il est interrogé par les Services psychologiques, à qui il dit tout. On le libère et il gagne la France où il trouve un emploi… de vendeur au BHV. J’habitais à côté, rue des Blancs-Manteaux, où j’avais caché un temps un fugitif, un parent à lui. Mis en confiance, il vient me voir avec ce manuscrit : il veut témoigner.

N. O. – Qu’est-ce qui vous pousse à accepter ?

E. Morin. – Le souvenir de la honte. J’étais scandalisé par la campagne de calomnie contre les messalistes, les faisant passer pour des traîtres, des espions, des collabos de la police. Et j’avais en tête la campagne de diffamation menée pendant la guerre contre les trotskistes accusés d’être des agents de Hitler. A l’époque, j’étais communiste et je n’avais rien dit. Et j’avais honte de m’être tu. En 1955, les amis du FLN, Francis Jeanson et André Mandouze, veulent faire passer l’idée que Messali est le Pierre Laval d’Algérie. Il y a même des gens des « Temps modernes » qui affirment que le FLN est l’avant-garde du prolétariat mondial. Il y a quand même eu, à cette époque, une débauche de conneries exprimées !

N. O. – Evidemment, l’affaire Bellounis est présentée comme la « preuve » de la trahison de Messali…

E. Morin. – Pardi ! Sauf que je sais, moi, que Bellounis n’a pas la caution de Messali. Que celui-ci est resté un nationaliste. Contre cette hystérie fanatico-sectaire, je suis prêt à défendre son honneur.

N. O. – Pour publier ce texte, vous vous adressez à Jérôme Lindon. Sa réponse ?

E. Morin. – « Ce n’est pas le moment ! » Combien de fois ai-je entendu cela dans ma vie ! J’ai donc gardé le manuscrit.

N. O. – Pourquoi le faire publier en 1998 ?

E. Morin. – J’ai rencontré une jeune femme d’origine algérienne, une actrice, dont le père était militant messaliste. Elle m’a dit qu’elle avait beaucoup souffert de l’étiquette de « traître » accolée à sa mémoire. Alors j’ai envoyé le manuscrit, un peu comme une bouteille à la mer.

N. O. – Quelle a été la réaction des critiques ?

E. Morin. – Nulle. Pas un mot dans la presse. Les gens n’ont pas compris… Ils n’ont pas lu !

N. O. – Aujourd’hui encore, vous ne pouvez pas dire qui est Chems Ed Din ?

E. Morin. – Hé non ! L’auteur est toujours en Algérie, et cette affaire n’est pas encore purgée. La lutte entre le FLN et le MNA, en France et en Algérie, a fait plus de 10000 morts. Ces frères se sont entre-tués. Rien n’est plus horrible. « L’affaire Bellounis » montre ce qu’on a voulu cacher : la complexité de cette guerre. Il y avait plusieurs voies vers l’indépendance. Reste que la liquidation des messalistes est un des péchés originaux du FLN. Qui nous dit que, parmi les massacres actuels, il n’y pas le souvenir de ces villages messalistes et FLN qui ont tellement souffert de cette féroce guerre entre frères ?

 

Propos recueillis par JEAN-PAUL MARI

 

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